Interview avec l’universitaire Joanna Moncrieff : « j’aimerais voir des institutions et des services qui offrent des alternatives au traitement médicamenteux afin que les gens aient plus de choix »

Joanna Moncrieff est Maître de Conférence à l’University College London, et exerce également en tant que psychiatre. Ses travaux portent notamment sur l’histoire, la philosophie et la politique de la psychiatrie et de la santé mentale.

En 2016, le magazine Américain Psychology Today publiait un entretien destiné à faire le point sur ses recherches.


Votre premier livre s’intitulait « The Myth of the Chemical Cure ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ses principaux points ou ses conclusions ?

JM : On suppose que les médicaments prescrits pour les problèmes de santé mentale agissent en ciblant et en inversant un déséquilibre chimique sous-jacent (ou une autre anomalie du cerveau). Ce que je voulais dire aux gens dans ce livre, c’est qu’il n’y a aucune preuve que ce soit le cas, et qu’il existe une autre façon de comprendre l’action des médicaments.

J’ai appelé ces deux idées le modèle d’action des médicaments « centré sur la maladie » et « centré sur les médicaments ». Le modèle centré sur la maladie c’est l’idée que les médicaments ciblent et réparent une maladie ou une anomalie sous-jacente ; le modèle centré sur le médicament c’est l’idée que les médicaments exercent des effets psychoactifs chez tout le monde, qu’ils aient ou non un diagnostic psychiatrique. Ces effets peuvent interagir avec les symptômes de détresse mentale. Par exemple, les médicaments antipsychotiques atténuent les processus de pensée et les émotions parce qu’ils ont un effet inhibiteur généralisé sur l’ensemble du système nerveux. C’est ce qui semble réduire les symptômes psychotiques, et non le fait de réparer des déséquilibres chimiques sous-jacents.

Dans ce livre, je me penche sur l’histoire du modèle d’action des médicaments axé sur la maladie et sur la manière dont son développement a été guidé par les intérêts de la profession psychiatrique, de l’industrie pharmaceutique et de l’État. Je démontre l’absence de preuves de ce modèle pour chaque grande classe de médicaments psychiatriques, y compris les antipsychotiques, les antidépresseurs, les « stabilisateurs d’humeur » et les stimulants. Je précise la nature des effets psychotropes de ces différents médicaments et les implications pour leur utilisation dans la pratique clinique.

 

 

Un autre de vos livres s’appelle « The bitterest pills: the troubling story of antipsychotic drugs ». En quoi ce livre diffère-t-il du précédent, et quels en sont les principaux points que vous aimeriez faire connaître aux gens ?

JM : Dans « The bitterest pills », je me penche sur l’histoire des médicaments antipsychotiques, depuis leur « découverte » et leur introduction en psychiatrie dans les années 1950 jusqu’à l’expansion massive de la prescription au cours des dix dernières années. Dans les années 1950, les antipsychotiques étaient considérés comme des tranquillisants d’un genre particulier, des médicaments qui agissent en inhibant et en limitant le système nerveux. Cette idée a toutefois été progressivement oubliée et remplacée par l’idée qu’il s’agit de traitements sophistiqués qui ciblent une maladie cérébrale sous-jacente. En d’autres termes, ils ont été compris selon le modèle d’action des médicaments axé sur la maladie, bien qu’il n’y ait jamais eu de preuves à l’appui.

Cette façon de comprendre les antipsychotiques a produit une vision édulcorée de leurs effets. Les preuves d’effets indésirables graves, notamment la dyskinésie tardive (une anomalie neurologique), le rétrécissement du cerveau et le diabète, ont été supprimées ou occultées. En revanche, les preuves de leurs avantages, notamment pour le traitement à long terme et l’intervention précoce, ont été surestimées. Le livre décrit également la récente épidémie de prescription d’antipsychotiques pour les troubles bipolaires et examine le rôle de l’industrie pharmaceutique dans cette expansion. Des inquiétudes sont soulevées quant au niveau des effets indésirables que ce mode de prescription est susceptible de produire à l’avenir.

 

 

Vous exercez en tant que psychiatre. Comment aimeriez-vous voir la psychiatrie évoluer ?

JM : Tout d’abord, je pense que la psychiatrie essaie de résoudre des problèmes pour lesquels elle n’est pas qualifiée. La misère causée par les problèmes sociaux, la pauvreté, le chômage, les relations difficiles et l’isolement social ne peuvent pas être aidés par un traitement médicamenteux comme les antidépresseurs. Les gouvernements nationaux et les communautés locales doivent s’attaquer à ces problèmes, et les gens doivent comprendre que ce ne sont pas des maladies, et que leurs problèmes ne seront pas effacés par les médicaments.

Pour les troubles mentaux plus graves comme la psychose, j’aimerais voir des institutions et des services qui offrent des alternatives au traitement médicamenteux, afin que les gens aient plus de choix. Le traitement médicamenteux peut être utile lorsqu’une personne est gravement malade, mais même dans ce cas, certaines personnes s’en remettront sans médicaments, si elles se trouvent dans un environnement favorable. Je suis toutefois particulièrement préoccupée par la prise de médicaments à long terme. J’aimerais que les gens aient la possibilité d’essayer de s’en passer, s’ils le souhaitent, avec le soutien des services de santé mentale, plutôt que de se sentir obligés de les prendre pour toujours.

Que pensez-vous du paradigme dominant actuel en santé mentale qui consiste à diagnostiquer et à traiter les troubles mentaux  ?

JM : L’idée de diagnostic est trompeuse. Le DSM et le CIM sont des systèmes de classification, pas des systèmes de diagnostic. Ce sont des tentatives pour classer la myriade de « symptômes » ou de problèmes de santé mentale en catégories, basées sur notre expérience du type de schémas que les gens manifestent. Les classifications n’indiquent pas les causes des affections, elles ne sont qu’une façon d’organiser l’expérience et elles sont très subjectives. Les problèmes de santé mentale sont très individuels, il n’existe donc pas de méthode universellement valable ou utile pour les classer. Les catégories prédéterminées ne saisissent pas l’essence des problèmes d’un individu particulier, et vous disent rarement ce qui est utile.

Le problème de notre approche actuelle du traitement est qu’elle est présentée comme ciblant une maladie ou une anomalie cérébrale sous-jacente supposée. Elle est basée sur la présomption que les médicaments agissent selon le modèle d’action des médicaments axé sur la maladie. C’est pourquoi nous avons ignoré les propriétés psychoactives (altérant l’esprit) des médicaments que nous utilisons. Nous devrions avoir une meilleure connaissance de toutes les altérations que les médicaments produisent dans le corps et l’esprit. Les propriétés psychoactives de certaines drogues peuvent être utiles dans certaines situations, mais elles peuvent aussi être désagréables et handicapantes, et cela n’est pas assez largement reconnu.

Si l’un de vos proches était en détresse émotionnelle ou mentale, que lui suggéreriez-vous de faire ou d’essayer ?

JM : Cela dépend entièrement de la nature des problèmes. Je ne pense pas qu’il soit utile d’avoir une approche globale des problèmes de santé mentale, ni même des troubles ou des diagnostics individuels. Chaque personne ayant reçu un diagnostic de dépression aura un ensemble de problèmes différents, par exemple, et une histoire différente qui mènera à ces problèmes. Ce sont les problèmes propres à chaque personne, et non une étiquette de diagnostic, qui devraient déterminer le type d’aide qui sera utile. Cette aide peut comporter un soutien pratique pour faire face aux difficultés sociales et interpersonnelles, elle peut inclure une thérapie pour aider l’individu à identifier les origines de ses sentiments et à développer des stratégies pour mieux les gérer, et elle peut parfois inclure un traitement médicamenteux pour réduire l’intensité des pensées préoccupantes ou des sentiments de détresse.


  1. Pour avoir accès à l’interview originale c’est ici

      2. Lien vers le blog de Joanna Moncrieff

 


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